Interview du professeur Jonah Ratsimbazafy, président du Groupe d’Etudes et de Recherches des Primates (GERP) de Madagascar : « J’ai peur d’assister à une extinction de masse des lémuriens »

Coiffé de multiples casquettes – président du Groupe d’Etudes et de Recherches des Primates (GERP) de Madagascar, président de l'International primatological society, vice-président de l’Union internationale pour la conservation de la nature, directeur du Houston zoo Madagascar programs, enseignant-chercheur… – le professeur Jonah Ratsimbazafy est une sommité et un des grands spécialistes des lémuriens. En 2025, Madagascar accueillera le 30ème congrès de l’International Primatological society. A un an de l’évènement, Bleen est allé à la rencontre de ce chercheur passionné et engagé.

Bleen : Partagez-nous votre parcours.

Pr Jonah Ratsimbazafy (Pr. J.R.) : Actuellement, je travaille dans le domaine de l’environnement après y avoir consacré des années d’études. C’est un amour particulier que j’ai depuis l’enfance. Dès mon plus jeune âge, j’ai vécu avec des animaux en développant de l’affection et de l’amour pour eux. Nous étions entourés de poules, de chats, de chiens… Mes parents m’avaient amené au parc Tsimbazaza et là j’ai vu des lémuriens. Je pensais qu’ils étaient comme les chats et les chiens, je ne comprenais pas qu’ils étaient endémiques à Madagascar. Comme beaucoup de nos compatriotes, j’avais des a priori sur ces animaux. Je pensais qu’ils ne faisaient que grimper sur les arbres et manger des bananes… Je n’ai compris leur mode de vie qu’à l’université.

Bleen : Comment vous êtes-vous intéressé aux lémuriens ?

Pr. J.R. : J’ai décroché mon bac série D. Ensuite, j’ai intégré le département des sciences naturelles. Cela m’a incité à étudier davantage la nature à travers la paléontologie et l’anthropologie biologique. Ce n’est qu’ensuite que je me suis bifurqué vers l’étude des lémuriens. Je vais vous partager une anecdote : comme je vous l’ai dit, j’avais étudié la paléontologie. Lors de l’une de mes descentes sur terrain, quand j’ai étudié des fossiles, j’étais dans une forêt.

J’avais aperçu un lémurien qui était pris dans un piège. Je savais que cet animal était endémique à Madagascar et qu’il rendait le pays unique. A ce moment-là, j’avais eu un déclic. Je me suis dit : “je vais laisser ce qui se trouve sous la terre et me concentrer à sauver ce qui est sur la terre, ce qui est vivant”. Après mon Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS), j’ai continué mes études à l’Université d’État de New York, à Stony Brook. Il y a une branche où l’on étudie la primatologie.

J’étais vraiment confronté à des experts et des gens passionnés qui ont exacerbé ma propre passion. J’ai fait ma thèse sur les lémuriens de Madagascar. Une fois rentré au pays, j’ai travaillé pour Durrell Wildlife Conservation Trust où nous étions au chevet de toutes sortes d’espèces, pas uniquement les primates.

Comment vous êtes-vous retrouvé au sein du GERP ?

Pr. J.R. : Avant même que je ne parte pour les Etats-Unis pour mes études, j’ai participé à la création du GERP avec le professeur Berth Rakotosamimanana. On peut dire qu’elle est la grande doyenne et la pionnière des chercheurs sur les primates. J’ai hérité beaucoup d’elle. J’ai été l’un de ses élèves et l’un des membres fondateurs du GERP dont elle a été la présidente. J’occupe ce siège actuellement. La primatologie et l’étude des lémuriens sont devenus plus qu’une passion. Je les ai reçus en héritage du professeur Berth Rakotosamimanana.

Comment se portent les populations de lémuriens actuellement ?

Pr. J.R. : Les lémuriens sont des mammifères qui font partie de la grande famille des primates. Ils figurent parmi les mammifères les plus menacés au monde. Il y a près de 750 espèces de primates non humains dans le monde. 95% des lémuriens sont actuellement menacés. A Madagascar, soit ils sont vulnérables, soit en danger, soit en danger critique. Les lémuriens ne peuvent pas survivre longtemps en dehors de la forêt. Malheureusement, nous n’avons plus qu’un peu moins de 10% de surface des forêts originelles. Si le rythme de destruction actuelle de la forêt continue, dans 25 ans il n’y aura plus de forêt à Madagascar. Les tendances le prouvent.

Nous n’avons ni la Statue de la Liberté, ni la Tour Eiffel, ni les pyramides, ni la grande muraille de Chine… Ces monuments érigés par l’homme pour lesquels les touristes se bousculent par millions chaque année pour les voir. Nous avons nos lémuriens. Ce sont eux qui attirent les touristes. Il est vrai que l’on trouve les lémuriens à dans des zoos aux Etats-Unis, en Europe, à La Réunion ou sur l’île Maurice, mais il est toujours fascinant de les voir évoluer dans leur milieu naturel. Les fervents chrétiens ont comme rêve d’aller faire leur pèlerinage à Jérusalem. Les musulmans veulent aller à La Mecque. Mais les naturalistes veulent venir à Madagascar. 5% de la biodiversité mondiale sont endémiques de cette île. Le constat actuel est amer : la forêt est de plus en plus réduite.

Ces animaux et ces richesses vont disparaître. La situation est effarante. Ne l’oubliez pas : de nombreuses familles dépendent de la santé de ces forêts et du tourisme qui en découle. Le schéma est simple : s’il n’y a pas de forêt, il n’y aura plus de lémuriens. Ce qui équivaut à une perte de touristes. A la fin, il n’y aura plus de rentrée d’argent pour ces familles.


« 95% des lémuriens sont actuellement menacés »

— Pr Jonah Ratsimbazafy

Vous alertez régulièrement sur un danger qui menace les populations de lémuriens : la consanguinité. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Pr. J.R. : Nous n’avons plus que des fragments de forêts. Les animaux se retrouvent isolés les uns des autres. C’est pour cela que nous faisons face à des problèmes sans précédent de consanguinité. Chez les lémuriens, les relations incestueuses n’existaient pas auparavant. Les lémuriens mâles changent de groupe quand ils veulent se reproduire mais avec cette destruction de la forêt les groupes sont poussés à l’isolement. J’ai bien peur que nous allions assister à une extinction massive dans très peu de temps. Le souci avec l’“inbreeding” ou la consanguinité est que les gènes ne se mélangent plus.

Ainsi, les individus sont de plus en plus faibles et exposés aux maladies. Par exemple à Betampona, nous avons suivi un groupe de propithecus diadema, un genre de grands lémuriens avec une tête blanche en danger critique d’extinction. A chaque fois que les femelles mettent bas, les bébés propithecus diadema meurent à cause de la faiblesse de leur organisme dû à la consanguinité. Les solutions existent : la réintroduction, le restocking, l’introduction de nouveaux individus dans les aires protégées… Leur mise en œuvre dépend entièrement de la volonté des dirigeants.

Selon la théorie de Darwin, les animaux qui peuvent survivre ne sont pas ceux qui sont les plus forts ou les plus nombreux mais ceux qui savent s’adapter. Nous faisons actuellement face au changement climatique qui entraîne un lot de phénomènes naturels catastrophiques : cyclones, sécheresse, inondations, la famine, etc. Les animaux sont comme les humains : quand vous êtes pauvre, vous habitez dans une maison qui n’est pas solide et vous devenez automatiquement vulnérable.

Pour la première fois, du 10 au 16 août 2025, la Grande île va accueillir un évènement de référence mondiale : le 30ème congrès de l’International Primatological society. Au-delà de la victoire personnelle et nationale, quel sentiment vous anime à un an de cet évènement ?

Pr. J.R. : En effet, Madagascar va accueillir le gratin des primatologues. Dans ma position de président du Primatological society, je suis partagé entre le sentiment de fierté et d’anxiété. La fierté parce que le congrès va se dérouler à Madagascar, au milieu de son trésor naturel, mais l’anxiété par rapport aux retombées qui pourraient être négatives en termes de réputation. La ville d’Antananarivo figure parmi les plus sales au monde, sans parler de l’insécurité. De ce fait, même si on voulait faire la promotion de la destination, à travers ce sommet, ce serait très difficile d’y arriver.

Bon nombre de ces invités internationaux devront se contenter de flâner aux alentours de la capitale, peut-être à Tsimbazaza, alors que ce parc est devenu un vrai cimetière d’animaux. Et les animaux qui y survivent sont dans une très mauvaise situation. Tsimbazaza sera-t-il donc la vitrine que ces personnes vont admirer ? Certaines d’entre elles n’auront pas l’opportunité d’aller à Andasibe ou à Mandraka pour regarder les lémuriens à cause du temps que cela prendrait pour y aller et de l’état des routes. Le congrès va accueillir près de 1 000 personnes. Si elles voulaient voir le plus petit primate au monde, le microcebus berthae dans la forêt de Kirindy, pourraient-elles l’observer ? Ce plus petit primate au monde est en danger d’extinction. Je crains fort qu’elles ne vont pas en trouver. 

Chaque année, nous organisons le festival des lémuriens. Nous sensibilisons la population pour qu’elle ne garde pas nos amis les primates en captivité, tel des animaux domestiques. Les estimations font état de près 28 000 lémuriens en captivité illégalement dans les ménages. Ils doivent être dans les forêts, leur habitat naturel, pour qu’ils puissent faire leur travail d’agent disperseur de graines et d’agent pollinisateur. Si on détruit les forêts et que l’on séquestre leurs habitants, quels seraient les intérêts pour les touristes de venir désormais ?

Onja Fanoitra

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